Avec le temps
Moi, ce qui reste de mon existence, ce condensé de mémoire replié dans un coin du cerveau… Moi, mes souvenirs, ce passé qui peu à peu déserte mon corps, le transformant en coquille vide. Un blanc, ce qui me reste de mon existence… Enfin, c’est pour mon moi extérieur… Intérieurement, je suis toujours conscient des choses qui m’entourent, je reconnais ces visages, ces sourires,… Mais pour les autres, j’ai tout oublié, mon nom ne me dit rien, je ne suis plus qu’un vieillard dans une chambre, un vieillard qui ne reconnait plus personne…
Grand père a eu un accident ce matin. J’ai vu maman pleurer seule dans la cuisine, abattue par la douleur, même plus consciente de ma présence. Il s’est effondré d’un coup, comme frappé par un éclair invisible. Tout allait pourtant bien aujourd’hui, c’était une belle journée, jusqu’à ce coup de téléphone qui a tout bouleversé. Notre petit univers se désagrège. Mes tantes entourent déjà grand-mère, tentant de la réconforter, de la rassurer. Mais, intérieurement, nous savons déjà tous que rien ne sera plus jamais comme avant…
Je vois ma femme me laver, m’habiller, me nourrir,… Quelle femme courageuse… Bien sûr, parfois, elle s’énerve, elle perd ses moyens devant cet homme qu’elle aime depuis tant d’années et qui ne semble plus la reconnaitre. Je les vois tous, autour de moi, me rendant visite, s’inquiétant de mon état. Mais toujours espérant. Espérant un signe, un geste, quelque chose leur indiquant que oui, oui je les ais reconnus. Mais je sais, et eux aussi, que je ne reviendrai pas. Et voir cette tristesse dans leurs yeux quand, en vain, ils tentent de se rappeler à ma mémoire, me déchire. Voir mes petits enfants grandir sans que je ne puisse les accompagner. En voir de nouveaux naitre, qui ne me connaitront pas, ou alors, pas tel que j’étais avant…
Papa est rentré plus vite que d’habitude du travail pour tenter de réconforter maman. Mais nul amour au monde ne peut remplacer un père. Maman devra laisser cette blessure cicatriser avec le temps. Je crois être dans un cauchemar éveillé et pourtant, je sais que ce n’est qu’un des nombreux barrages mis en place par mon esprit afin de me protéger. Ce que j’affronte n’est que la triste réalité. Je sais que nous sommes impuissants face aux dés du destin et qu’il nous faut nous résigner… Que ne tenterais-je pas pour le retrouver ?... Nous avons pris la voiture. Papa conduit en direction du village de ma famille… Nous ne pouvons déjà plus rien faire, si ce n’est se serrer les coudes… Plus rien ne sera jamais comme avant.
Ma femme, fidèle épouse depuis tant d’années. Son amour m’a aidé, poussé, donné le courage d’aller plus loin, de me surpasser. Son amour constant, prodigué depuis tant d’années a fait tant pour moi… Ma rose, mon étoile, que j’aimerais te prendre à nouveau dans mes bras, te murmurer doucement à l’oreille combien je t’aime… Mais le temps est un joueur avide qui gagne à tous les coups et je sais au plus profond de moi que jamais je ne pourrai redevenir celui que tu as connu…
Papy est allongé sur un lit d’hôpital… Tout ce blanc donne une allure macabre à la pièce. Il semble paisible, on dirait qu’il dort… Et pourtant… Pourtant il ne dort pas. Le docteur nous a dit qu’il était dans un coma profond, état que l’on connait encore peu de nos jours… Peut-être est-il encore conscient de ce qui l’entoure, peut-être est-il endormi pour longtemps. Nul ne sait. Personne ne sait nous dire quand nous retrouverons notre grand père, mais tout le monde sait que, quand il se réveillera, il ne sera plus celui que nous avons connu. Ma mère et ses sœurs lui parlent, espérant qu’il sorte d’un mauvais cauchemar en les entendant. Mais elles finissent par s’effondrer dans les bras de mes oncles, terrassées par le chagrin. Mes oncles qui tentent de réconforter ces femmes, ne trouvant pas de mots devant un tel drame…
Comment peux-tu encore m’aimer ? Où puises-tu cette force qui, tel une béquille, t’aides à traverses ces épreuves ? Comment arrives-tu à donner autant à ce fantôme de l’homme que j’étais jadis ? Crois-tu que je ne te voie pas le soir, t’effondrer sur ce fauteuil, terrassée par le chagrin, laissant tomber ce masque que tu portes devant tous, t’abandonnant à ce chagrin qui peu à peu s’enfonce dans ton cœur ? J’espère que tu sais, que tu crois, qu’au fond de moi, cette partie de mon être t’aime encore plus que tout et aimerait te serrer contre moi… Je t’aime mon amour et j’espère que tu le sens, au-delà des mots, au-delà des gestes, au-delà de cette coquille presque vide qu’est devenu mon corps…
Grand-mère apprend peu à peu à vivre dans la solitude. Bien sûr, d’autres personnes lui rendent visite, mais, nul ami, nul enfant, nulle compagnie ne peut remplacer l’homme qu’on a aimé toute sa vie. Cette solitude lui fait escorte, accrochée comme une écharpe à son cou. Mais même elle n’arrive pas à éteindre cette lueur qui brille dans ses yeux, ce reflet d’espoir, cette volonté de croire qui la caractérise depuis si longtemps…
Mes filles, les cinq branches de mon étoile, ces courageuses filles que j’ai vu grandir, jouer, rire, pleurer, se révolter, apprendre les jeux de l’amour et devenir femmes avant de partir loin de nous car telle est faite la vie. Ces filles si fortes, portant elles aussi ce masque de courage, tentant de réconforter mon étoile, de lui apporter leur amour, tel un baume apaisant la brulante cicatrice que j’ai créée… Mes filles, mes perles, je vous vois vous aussi, mon esprit aussi empli d’amour que le sont d’ignorance mes yeux… Mon amour va au-delà de cette tragédie, il est plus fort que tout. Je continuerai à vous soutenir tout au long de votre vie… Quand vous aurez besoin de moi, je serai toujours à vos côtés…
Tout l’amour du monde ne peut combler l’absence d’un être cher. Ainsi, peu à peu, nous nous sommes refermés telles des huitres sur notre chagrin, le compressant, le réduisant à une minuscule aiguille noire enfouie au plus profond de notre corps, là où personne ne peut rien.... Cette aiguille qui nous transperce le cœur quand une vague de souvenirs s’échoue sur la grève de notre esprit. Cette aiguille qui, avec elle, amène le goût aigre du chagrin… Cette aiguille gravée à jamais en chacun de nous. Si les blessures se cicatrisent, les aiguilles jamais ne disparaissent, mais, au contraire, s’accumulent une à une, transformant notre cœur en pelote d’épingles… Quant à nos masques, chaque jour qui passe les renforce, chaque jour nous aide à en porter d’autres… Ainsi va la vie, de blessures en apparences, de coups durs en déguisements…
Personne ne peut imaginer combien la vie de tous les jours peut être blessante quand on est hors jeu. On voudrait trafiquer l’horloge du temps, tirer vers l’arrière ces aiguilles qui ne font qu’avancer diaboliquement. On voudrait le suspendre, le figer, mais, inexorablement, il nous entraine dans sa folle course, ne jetant pas même un regard aux choses qu’il détruit dans son empressement.
Grand père s’est réveillé ! Nous attendions ce moment depuis si longtemps. Cependant, notre joie est teintée de tristesse. Il s’est effectivement réveillé, mais sa mémoire s’en est allée, ne laissant que ce corps doté d’une nouvelle mémoire, vierge encore. Ce corps qui est tout ce qui nous reste de l’être tant chéri. Cependant, cette tristesse ne peut étouffer la joie qui nous envahit et, tous, nous nous serrons autour de lui, le saluant, l’embrassant, heureux de le voir à nouveau parmi nous.
La vie de tous les jours continue. Peu à peu ma conscience reprend possession de quelques parcelles de mon corps, remplissant cet esprit blanc, nouveau, mais désespérément vide. Je recommence à parler avec les gens qui m’entourent, avec difficulté certes, mais quelle joie de pouvoir à nouveau leur parler. Mon corps commence enfin à, tout doucement, les reconnaitre, ces êtres chers qui orbitent autour de moi…. Je ne retrouverai pas l’usage de mes jambes. Cloué au lit jusqu’à la fin… Les fêtes de famille reprennent et, avec elles, ramènent la vie dans la maison. Je les vois tous réunis, non pour célébrer Noël, comme tant de gens le pensent, mais simplement pour célébrer la famille, notre famille, pour cette joie d’être ensemble et de se revoir. Ces fêtes restent ce qui unit notre famille éclatée aux quatre coins du pays au-delà des années.
Papy a été réinstallé chez lui, retrouvant les lieux connus, quittant enfin ce macabre hôpital immaculé. Grand-mère prend à cœur son rôle de mère-épouse, nourrissant, lavant grand père, perdant parfois son calme, mais toujours avec un amour infini, tel qu’il peut y avoir dans un couple que tant d’années unissent et que rien, sinon la mort, ne saurait séparer. De ces couples qui, main dans la main, ont traversé la vie, évitant ses ornières et ses obstacles, qui ont su, malgré les difficultés, rester unis, pour le meilleur et pour le pire…
Le temps qui passe m’affaiblit… Je sais que mon temps est compté, mais j’ignore cependant combien de sable il reste au sablier de ma vie. Peu à peu, je grave ces visages dans ma mémoire, ces êtres aimés, afin de pouvoir garder dans l’éternité le souvenir le plus éclatant de leur être. Tous savent, au fond d’eux, que je ne serai pas toujours là, qu’un jour, sans bruit, enfilant ma veste et mon chapeau mou, jetant un dernier regard sur ma vie, il faudra que je passe la porte en la refermant derrière moi. Mourir, c’est partir un peu du cœur des êtres chers, c’est emporter une partie de leur être afin de ne pas faire ce voyage en solitaire.
Noël arrive, transformant le monde en noir et blanc, entre neige et nuit. Mais, avec lui, il amène aussi son cortège de célébrations, nombres d’occasions de se retrouver en famille, de revoir grand père et grand-mère. Tous unis, on s’embrasse, on rit, on s’échange des cadeaux, marques d’affection. Le tout sous le regard bienveillant de grand père, sous l’égide matriarcale de grand-mère. Mais ces fêtes sont éphémères. L’on voudrait les faire durer éternellement, mais elles suivent le sillage du temps, et nous devons nous quitter et repartir, chacun chez soi. Partir, c’est mourir un peu, c’est être déchiré par les adieux, mais en gardant cependant l’espoir de, bientôt, se revoir.
Je me sens partir, j’entends siffler le train de la vie, ce train qui m’amènera loin d’eux. Je profite tant que possible de mes derniers moments avec eux, en en tirant le maximum, emplissant mon esprit de la vie avant de devoir partir. Je continuerai à vivre dans leurs esprits, dans leurs cœurs. Mon souvenir persistera à travers eux. Il est temps pour moi d’embarquer, de quitter le quai et de faire mes adieux. Lentement, mes paupières se referment sur ces gens aimés et, tout doucement, les bruits alentours s’amenuisent. Les battements de mon cœur s’atténuent, expulsant dans un ultime effort la vie de mon corps… Je vous aime…
Papy est parti… A nouveau le téléphone a sonné et le chagrin nous a submergé, plongeant le monde dans le gris, stoppant un instant le temps sur notre détresse. Plus rien n’a d’importance, tout s’écroule quand un être cher nous quitte. La famille se retrouve à nouveau, se recentrant autour de cette regrettée figure paternelle, étendue sur le lit mortuaire, froide, rigide... morte. Mes lèvres se posent sur sa joue glacée, déposant un peu de la chaleur de la vie sur ce corps qu’elle a quitté. Ses paupières closes lui donnent un air paisible. Nous pleurons tous sur cet être tant aimé qui nous a quitté, ramené par les ressacs de la vie au plus profond des océans…
Le corps descend dans la terre, chaque pelletée apaisant l’amère piqure de notre chagrin. Chacun remet son masque pour ne pas accabler l’autre. Sous terre repose désormais le corps de celui qui comptait tellement pour notre famille. Mais, au-delà de la vie, l’amour persiste et nous unit. Son amour nous réunit, son souvenir nous anime. Et, d’où il est, nous savons qu’il nous aime plus que tout et qu’il veille sur chacun de nous, de son regard bienveillant…
Epilogue
La vie et le temps nous séparent froidement, inhumainement, tel un train que l’on ne peut arrêter. Mais, au-delà d’eux, l’amour persiste et nous meut. Un être aimé ne meurt jamais vraiment. Même s’il n’est plus là physiquement, il persiste dans nos esprits. Et cela, rien ne pourra jamais l’effacer. De toute tristesse il faut extraire l’espoir, cet espoir qui nous fait vivre…